Interview de Franz Fayot avec Paperjam

"L'économie n'est pas une fin en soi"

Interview: Paperjam (Camille Frati)

Paperjam: Comment voyez-vous votre rôle de ministre de l'Économie?

Franz Fayot: C'est certainement un ambassadeur des entreprises luxembourgeoises, surtout pour le volet voyages à l'étranger et missions économiques, où il faut essayer de vendre les atouts du Luxembourg pour attirer de nouvelles activités ici. Parallèlement à cela, mon rôle est de rester en contact constant avec le monde des entreprises pour consolider et améliorer le tissu économique, aider les entreprises ici à innover et à devenir plus durables dans leur fonctionnement, que ce soit au niveau de leur impact sur environnement ou de l'informatisation et de la digitalisation. C'est aussi un rôle de donneur d'impulsion pour continuer sur la lancée de ce qui a été fait. Je pense à la 3e révolution industrielle et au processus Rifkin qu'il faut développer pour arriver à construire une économie avec une autre de croissance plus en adéquation avec notre environnement, à emmener les entreprises dans la transition écologique et digitale que nous sommes en train de vivre.

Paperjam: Comment les y aider, voire les y convaincre, alors que leur première préoccupation demeure logiquement leur rentabilité?

Franz Fayot: Nous constatons que pas mal d'entreprises sont déjà en train de s'y atteler et sont à la pointe dans le secteur de la recherche et de l'innovation. Nous disposons de différents instruments: des aides dans le domaine environnemental, des accompagnements par Luxinnovation qui apporte un soutien précieux dans les différents secteurs de diversification identifiés. Et puis, nous pouvons envoyer des signaux par des projets pilotes, des entreprises innovantes que nous attirons ici de manière ciblée. Je pense aux secteurs des écotechnologies, de la santé, des TIC. C'est par ces instruments que nous pouvons faire des choses, toujours en partenariat et dans le dialogue avec les entreprises et les fédérations d'entreprises comme la Fedil ou I'UEL. Ce sont évidemment des partenariats qu'il faut soigner et cultiver. Mais au-delà de ça, c'est aussi d'avoir une réflexion sur nos niches de diversification, évaluer si elles sont toujours en adéquation avec les besoins du pays ou avec le profil économique du pays qui est en mutation. Il s'agit de continuer cette réflexion sur l'économie durable dans un monde où la lutte contre le réchauffement climatique est un cadre essentiel et où la fenêtre de temps est de plus en plus réduite. Il faut se réinventer rapidement au niveau des entreprises.

Paperjam: Cela signifie-t-il que vous serez amené à refuser des entreprises candidates? Si un Knauf ou un Fage se présentait aujourd'hui, diriez-vous non?

Franz Fayot: Je pense qu'il faut certainement évaluer chaque projet industriel beaucoup plus que par le passé quant à son empreinte sur l'environnement et par rapport à l'acceptation qu'il rencontre dans la population. Ce sont des dossiers qui évoluent aussi. On le voit avec Fage: c'est un dossier maintenant beaucoup plus avancé qu'auparavant au niveau du respect des normes environnementales, notamment en matière de réchauffement de l'eau utilisée. Knauf était trop peu en adéquation avec les attentes et l'acceptation par les autorités locales. Ce sont des leçons qu'on tire de ces dossiers qui viennent d'une autre époque, qu'il faut étudier et dont il faut tenir compte pour l'avenir. Cela ne veut pas dire qu'on ne va plus faire d'industrie ici, bien au contraire, mais il faut certainement, d'une manière plus fine qu'avant, se demander dans chaque cas si le projet est un bon `match' pour le Luxembourg - dans la mesure où on le peut, puisque nous ne sommes pas dans une économie dirigiste! Si une entreprise veut s'implanter, respecte toutes les normes environnementales et se conforme au cadre légal, nous n'allons pas l'empêcher de venir. Mais il est évident qu'il faut donner des signaux et un cadre plus propice et plus accueillant pour certains types d'entreprises que pour d'autres.

Paperjam: Cela rejoint un débat qui dure depuis plusieurs années maintenant, autour d'une croissance qui serait qualitative ou intelligente. Avez-vous également ce désir de modeler la croissance pour répondre aux besoins et problématiques actuelles du pays?

Franz Fayot: La Chambre des députés débat [jeudi] du PIB bien-être. Je pense que la croissance économique n'est pas tout. C'est important, mais ce n'est pas tout. Nous avons trop tendance à regarder par cette fenêtre du PIB qui est évidemment une norme juridique utilisée au niveau international, mais d'autres facteurs sont très importants. C'est de là que vient ce malaise par rapport à la notion de croissance et cette recherche de termes nouveaux. En tout cas, on assiste à la fin de cycle de la croissance économique linéaire, très intense en utilisation de ressources, en consommation d'énergie et de ressources humaines. Il faut aller résolument vers un autre modèle beaucoup plus basé sur la circularité. L'économie fonctionnalité, où l'on procède par service plutôt que par propriété, est aussi intéressante. Il existe plein de nouveaux instruments qui peuvent être utilisés pour aller en direction d'une croissance plus qualitative effectivement. C'est un débat compliqué, mais tant qu'on aura ce braquage sur le seul PIB, on ne sortira pas du cercle vicieux de cette croissance sans fin dans un monde fini.

Paperjam: Vous êtes-vous fixé des objectifs pour 2020?

Franz Fayot: Il est important que nous arrivions rapidement à nous donner une feuille de route. C'est un travail encore en cours, rien n'est figé. Je donnerai rapidement certaines impulsions - j'aurai des choses à montrer avant l'été.

Paperjam: Quelle est votre touche, votre méthodologie?

Franz Fayot: J'hérite d'un excellent ministère avec des gens formidables, des fonctionnaires qui travaillent dans un esprit entrepreneurial. J'ai une entière confiance en eux pour ce travail d'analyse et d'évaluation, et pour passer rapidement à l'action. Je ne pense pas changer fondamentalement la méthode par rapport à ce que faisait Étienne (Schneider, ndlr) - peut-être voyager un peu moins, en tout cas dans un premier temps. Il avait une capacité d'écoute que j'ai certainement. Il a lancé des visions courageuses concernant la 3e révolution industrielle et l'industrie de l'espace, en acceptant les impulsions de différents côtés qu'il a réussi à transformer en plan compréhensible et intéressant. C'est une démarche que j'aimerais poursuivre.

Paperjam: Est-ce évident de concilier les deux portefeuilles: Économie, et Coopération et Action humanitaire?

Franz Fayot: Pour moi, cela va de soi, et il n'y a pas de contradiction. On dit parfois que la coopération et l'économie sont un mariage dangereux. Je ne suis pas de cet avis. Je pense qu'au contraire, la Coopération peut informer le travail que je fais à l'Économie, me donner une autre sensibilité par rapport à des questions comme la cohérence des politiques. C'est-à-dire que ce qu'on fait à l'Économie ne doit pas se trouver en porte à faux avec ce qu'on fait à la Coopération et avec les valeurs 'qu'on essaie de promouvoir dans nos pays partenaires. C'est une combinaison gagnante. Dans `aide au développement', il y a l'idée de développement économique que l'on peut promouvoir sans tomber dans les aides liées. Certaines entreprises luxembourgeoises interviennent déjà dans certains volets de la politique de coopération sans pour autant entrer en conflit avec ce principe des aides non liées. La semaine prochaine, je serai déjà au Cap-Vert pour un premier projet d'énergies renouvelables lancé avec Claude Turmes et Carole Dieschbourg dans cette nouvelle approche par pays. La coopération entraîne évidemment des voyages de type différent, mais qui vont bien se compléter.

Paperjam: Le "bébé" d'Étienne Schneider était l'industrie de l'espace. Quel sera le vôtre?

Franz Fayot: Il faut déjà développer ce qu'on a. On a identifié certains secteurs à haut potentiel dont l'industrie fait partie, la recherche dans la santé, les TIC, les écotechnologies, la mobilité... Je ne pense pas qu'il faille se précipiter pour lancer un nouveau projet spectaculaire - mais je ne l'exclus pas si une possibilité s'ouvre. Mon idée est d'amener le Luxembourg sur la voie d'une économie durable qui soit construite sur les compétences et le savoir-faire plutôt que sur des niches de souveraineté. C'est une tradition qui a plutôt très bien réussi au pays, avec un certain opportunisme. Toutefois, nous sommes à une autre étape. Nous avons développé un savoir-faire dans plusieurs domaines. Nous devons construire là-dessus, ce qui nous permettra d'être beaucoup plus pérennes que de compter sur des niches qui sont rentables 10,15, 20 ans, mais finissent par disparaître souvent avec un dommage de réputation. C'est un risque plus important dans le secteur financier ou la fiscalité, mais qui n'est pas non plus inexistant dans l'économie réelle. Il s'agit là aussi de la reconnaissance qu'il ne suffit plus pour les entreprises de générer des profits pour ses actionnaires, mais qu'elles doivent porter aussi un projet sociétal. Beaucoup d'entreprises ont compris cela, aussi nous assistons à un mouvement convergent vers cette nouvelle économie.

Paperjam: Vous avez dit être un ami des entreprises, peut-être pas comme votre prédécesseur. Est-ce votre rôle d'amener les entreprises à prendre davantage leurs responsabilités sociétales?

Franz Fayot: Je peux vous dire qu'Étienne avait une fibre très sociale qu'il n'a peut-être pas assez montrée. Beaucoup d'entreprises ont d'ailleurs compris que le bien-être de leurs salariés était leur principal atout. Je ne crois pas à la politique du laisser-faire. Se contenter de donner des aides à tout et n'importe quoi ne fonctionne pas. Je pense qu'on peut mettre certains secteurs en avant, qu'on peut les développer s'ils font sens pour le pays. C'est très important pour moi. L'économie n'est pas une fin en soi, mais quelque chose qui est fait pour le bien-être des gens qui viennent ici et dans le respect des gens qui travaillent dans les entreprises et de la société. Ça m'a toujours un peu énervé cette tendance à voir le pays comme une entreprise, uniquement par le spectre économique. Cela ne veut pas dire que je n'aime pas les entreprises et que je suis anti-entreprises.

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